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Le débat - Système éducatif
Écrit par Clermont Gauthier   
Samedi, 01 Décembre 2007 00:00

Clermont Gauthier

L'enseignement, un métier qui tarde à se professionnaliser

Formation et profession, décembre 2007, pp. 30-32

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Notre société accorde beaucoup de valeur à la scolarisation, mais peu dimportance à ceux qui y travaillent. Il y a là une contradiction étonnante. Veiller à la conservation du savoir dans une collectivité, en transmettre lhéri­tage : cette responsabilité ne mérite-t-elle pas la plus grande considération et le plus profond respect ? (Fernand Dumont, 1990)

 

Célébrée le 5 octobre dernier, la Journée mondiale des enseignants fut proclamée afin de reconnaître la contribution à la société des 50 millions d’enseignants de par le monde. Cette journée rappelle aux gouvernements et à la population le rôle fondamental des enseignants et l’impératif d’améliorer leur statut et leurs conditions de travail. Celles-ci renvoient notamment à un environnement de travail décent, des salaires adéquats, une rémunération égale et des droits égaux pour les femmes, la participation à l’élaboration des politiques éducatives, etc.

Mais si la revendication de meilleures conditions de travail s’avère essentielle, le statut des enseignants nécessite par ailleurs un examen attentif, car de meilleures conditions de travail peuvent difficilement être négociées par un groupe dont les membres ne possèdent pas une expertise partagée et, surtout, reconnue socialement. En effet, existe-t-il des types de savoirs et de savoir-faire propres à l’exercice de ce travail qui ne sont pas l’apanage du citoyen ordinaire ni des membres d’autres professions ?

Certains ont dernièrement argumenté en faveur du professionnalisme de l’enseignant sur la base que, dans sa classe, il avait la responsabilité du choix des moyens pour favoriser la réussite des élèves. En ce sens, l’enseignant ne serait pas un technicien qui appliquerait des recettes. Se réappropriant l’exercice de son jugement, il choisirait plutôt, parmi un ensemble possible, les moyens à privilégier compte tenu du contexte dans lequel il évolue.

Si la question du jugement est indissociable du travail du professionnel, il n’en demeure pas moins que, pour qu’il s’exerce, il doit être nourri et prendre appui sur des savoirs et savoir-faire éprouvés. C’est pourquoi, dans une visée de professionnalisation, le seul choix des moyens ne suffit pas, il doit en plus être filtré par un autre critère propre à celui des professions. En effet, le professionnel n’a pas le choix de tous les moyens sans distinction pour intervenir, l’éventail des possibilités d’action qui s’offrent à lui est aussi tamisé par l’expertise, c’est-à-dire par la sélection des meilleurs moyens disponibles en fonction du contexte d’intervention. Ce critère de l’expertise impose donc une limite importante à l’éventail des actions possibles s’offrant à l’enseignant dit professionnel.

Comment détermine-t-on les meilleurs moyens ? La recherche sur les effets des pratiques s’avère l’outil par excellence pour déterminer, parmi l’ensemble des stratégies d’un groupe de professionnels, celles qui sont associées aux meilleurs effets. Cet élément pourrait même expliquer les progrès importants auxquels on assiste dans certains domaines :

« ...The world of education, unlike defence, health care, or industrial production, does not rest on a strong research base. In no other field are personal experience and ideology so frequently relied on to make policy choices, and in no other field is the research base so inadequate and little used. » (National Research Council, 2002, p. 17)

Même si de tels travaux existent présentement, il faut reconnaître que le métier d’enseignant est malheureusement encore largement basé sur les qualités personnelles, l’intuition, l’expérience et la tradition. On observe donc encore, sur le plan de leur performance pour favoriser l’apprentissage des élèves, une grande variation entre les praticiens. Les enseignants peuvent tantôt utiliser d’excellentes stratégies, tantôt faire usage de stratégies totalement ou partiellement erronées, voire contre-productives. En l’absence d’une « base de connaissance en enseignement » partagée et reconnue, on voit mal comment cette occupation, l’enseignement, peut réussir à se professionnaliser, et partant, comment de meilleures conditions de travail peuvent être revendiquées pour ses membres. S’il n’y a pas une forme d’expertise formalisée par la recherche, partagée par un groupe et reconnue sur le plan social, alors le travail qu’accomplit l’enseignant peut, à juste titre, être confié à n’importe quels autres acteurs dont les services et les conditions seront négociés à rabais.

Professionnaliser signifie limiter le choix des moyens possibles et non permettre l’usage de moyens tous azimuts. En médecine ou en génie, il y a des protocoles à suivre tant pour procéder à une chirurgie que pour construire un édifice. Le spectre des possibilités est par conséquent réduit, ce qui ne limite par ailleurs aucunement l’innovation, comme chacun a pu l’observer au fil des décennies. Les professionnels de ces domaines sont non seulement responsables des moyens, mais aussi et surtout du choix des meilleurs moyens, c’est-à-dire ceux dont l’efficacité a été éprouvée à la suite de tests rigoureux et qui diminuent d’autant les risques que pourrait subir la population qui fait appel à leurs services.

Dans le prolongement de ce qui précède, quand on pense à nos réformes en cours, considérer l’enseignant comme un professionnel signifie-t-il lui laisser ouverte la possibilité de choisir n’importe laquelle des approches pédagogiques disponibles ? La réponse devrait être non. L’enseignant en tant que professionnel devrait choisir les approches qui sont associées aux meilleurs effets selon le ou les résultats souhaités. Sur ce plan, elles sont loin d’être équivalentes. Les meilleures approches pédagogiques sont peut-être fort éloignées de celles que l’enseignant connaît, qu’il a utilisées dans le passé ou encore qu’il met de l’avant dans son enseignement actuel. En ce sens, une profession ne devrait-elle pas fournir à ses membres des indications sur l’efficacité du matériel ou des méthodes qui sont proposés aux enseignants à partir d’une analyse rigoureuse et objective des études qui les ont examinés. Dans cette perspective, les données récentes (octobre 2007) du Center on Education Policy indiquent que : « Overall, more than three-fourths of states and two-thirds of districts with Reading First grants reported that the programs assessment and instructional programs were important causes of gains in student achievement. »

En contrepartie, il est plutôt stupéfiant de constater que, la plupart du temps, des approches pédagogiques (comme celles fondées sur les intelligences multiples, par exemple) sont mises sur le marché et deviennent fort populaires sans qu’il y ait eu un minimum de recherches scientifiques rigoureuses pour vérifier si elles ont véritablement les effets positifs qu’elles prétendent posséder et si elles n’entraînent pas des conséquences négatives pour les élèves. À ce propos, le commentaire de Stone (1996) est particulièrement éclairant :

« ...Schools have largely ignored the availability of a number of teaching methodologies that seem capable of producing the kind of achievement outcomes demanded by the public. They are experimentally validated, field tested, and known to produce significant improvements in learning. Instead, the schools have continued to employ a wide variety of untested and unproven practices which are said to be innovative (Carnine, 1995; Marshall, 1993). In particular, teaching practices such as mastery learning and Personalized System of Instruction (Bloom, 1976; Guskey & Pigott, 1988; Kulik, Kulik & Bangert-Drowns, 1990), direct instruction (Becker & Carnine, 1980; White, 1987), positive reinforcement (Lysakowski & Walberg, 1980, 1981), cues and feedback (Lysakowski & Walberg, 1982), and the variety of similar practices called explicit teaching (Rosenshine, 1986), are largely ignored despite reviews and meta-analyses strongly supportive of their effectiveness (Ellson, 1986; Walberg, 1990, 1992). Yet methodologies such as whole language instruction (Stahl & Miller, 1989), the open classroom (Giacomia & Hedges, 1982; Hetzel, Rasher, Butcher & Walberg, 1980; Madamba, 1981; Peterson, 1980), inquiry learning (El-Nemr, 1980), and a variety of practices purporting to accommodate teaching to student diversity (Boykin, 1986; Dunn, Beaudrey & Klavass, 1989; Shipman & Shipman, 1985; Thompson, Entwisle, Alexander & Sundius, 1992) continue to be employed despite weak or unfavorable fndings or simply a lack of empirical trials. » (Stone, 1996, p. 2)

Parfois, et très curieusement, tout se passe comme si, en éducation, l’État et les décideurs ne se sentaient pas directement concernés par les torts qu’ils peuvent faire subir à ceux qui reçoivent un enseignement inadéquat. Dans le domaine de la santé, on ne lance pas sur le marché un nouveau médicament dont les effets n’ont pas été rigoureusement testés. Pourtant en éducation, dans les pays du Nord comme du Sud, on met trop souvent de l’avant des réformes, on recommande des manuels à l’intention des enseignants sans qu’il soit jugé nécessaire de vérifier au préalable si les procédés qui y sont proposés sont assortis d’effets bénéfiques pour la clientèle visée, clientèle vulnérable s’il en est une. Au Québec, l’enseignement de la nouvelle grammaire, qui suscite depuis de nombreuses années une grande polémique, en fournit peut-être un bon exemple. En mars 2006, une lettre signée par un groupe de quelque 30 universitaires dans le domaine de la didactique du français était adressée au ministre de l’Éducation de l’époque pour lui demander de mettre sur pied une commission permanente des programmes d’études. La professeure Suzanne Chartrand, responsable du groupe, souhaitait que cette commission soit responsable de la mise en œuvre, de la validation et de la modification des programmes d’études. Ce groupe de spécialistes soutenait notamment que pour que les programmes de français soient « scientifiquement et socialement acceptables, le gouvernement québécois devrait tenir compte des acquis de la recherche et des recommandations des organismes compétents ». La mise en place de cette commission est en lien avec notre argumentation : les réformes, l’enseignement et le curriculum doivent être fondés sur les recherches empiriques.

Mais voilà qu’après avoir constaté que nos élèves éprouvent toujours de grandes difficultés à écrire en français, « la ministre de l’Éducation, Michelle Courchesne, confirme qu’elle est à revoir les méthodes d’enseignement du français et qu’elle entend notamment revaloriser l’utilisation de la dictée comme outil d’apprentissage » (La Presse Canadienne, 29 octobre 2007) [1]. Au Canada, pour toute recherche impliquant des sujets humains, il est désormais obligatoire pour les chercheurs d’obtenir l’aval du comité d’éthique de leur institution, la même précaution de base ne s’applique toutefois pas pour un État qui met de l’avant des réformes qui s’adressent pourtant à toute la population scolaire.

Comme le signale à juste titre Hempenstall (2007, p. 12) :

« Education has a history of regularly adopting new ideas, but it has done so without the wide-scale assessment and scientific research that is necessary to distinguish effective from ineffective reforms. This absence of a scientific perspective has precluded systematic improvement in the education system, and it has impeded growth in the teaching profession for a long time. »

C’est pourquoi nous pensons que s’il est important de célébrer la Journée mondiale des enseignants, il l’est tout autant d’introduire la recherche dans leur quotidien.

 

Références

Hempenstall, K. (2007). Will education ever embrace empirical research ? Direct Instruction News, 7(2), 12-20.

Stone, J. E. (1996). Developmentalism: An obscure but pervasive restriction on educational improvement. Education Policy Analysis Archives, 4(8). En ligne : http://epaa.asu.edu/epaa/v4n8.html

 


[1] . http://cf.news.yahoo.com/s/capress/071029/nationales/dictee_courchesne