Qui a peur des sciences cognitives en éducation ? Imprimer Envoyer
Pédagogie Explicite - Questions
Écrit par Françoise Appy   
Dimanche, 11 Mars 2012 09:47

Qui a peur des sciences cognitives  en éducation ?

 

Traditionaliste / Constructiviste

 

Les avancées récentes des sciences cognitives dans le domaine de la connaissance du fonctionnement cérébral lors des apprentissages sont loin d’avoir suscité l’enthousiasme général dans le monde éducatif. Bien au contraire, on constate un rejet massif de la part de courants pédagogiques pourtant opposés en apparence. Il faut dire que les résultats découlant de ces études remettent en cause bien des pratiques pédagogiques, en particulier celles issues du constructivisme, que ce soit les pratiques Freinet, ou autres méthodes intuitives et hypothético-déductives. Et il n’est pas dans les habitudes du monde éducatif français de remettre en cause des pratiques dictées par une idéologie ou par un attachement à la tradition. L’argumentaire oscille entre  « nous ne sommes pas des rats de laboratoire », « enseigner est un art », « on apprend à enseigner en enseignant », « la vraie pédagogie se fait dans les classes et ne se raconte pas ». D’autres ricanent sur la « fascination exercées par les neurosciences » ou, plus radicalement, remettent en cause l’autorité de la science en matière éducative ; ou encore, ils gémissent sur ce qu’ils appellent la « dérive techniciste », inutile à leurs yeux dès lors que les sciences de l’éducation françaises ont l’immense privilège de disposer du  merveilleux outil qu’est la didactique.

Il est tout de même extraordinaire que l’on refuse de savoir ce qui se passe dans le cerveau de ses élèves lors de l’apprentissage, tout comme si cet organe n’était absolument pas impliqué par le processus ! Tout comme si les apprentissages s’opéraient par un mystérieux phénomène insufflé par « le grand art » d’un maître dont la maîtrise des connaissances disciplinaires suffirait. Ou alors par l’aptitude d’un autre professeur à mettre l’élève dans une situation-problème qui, par magie, lui inculquerait les connaissances et habiletés voulues. Est-ce donc à dire que ces apprentissages ne passeraient pas par le cerveau ! Que dirait-on d’un médecin qui refuserait de s’intéresser à l’anatomie ou d’un chirurgien qui considérerait « qu’opérer est un art qui ne se raconte pas » ?

Pour faire court, les sciences cognitives ont montré de manière théorique mais aussi expérimentale que les méthodes d’enseignement par découverte étaient bien moins efficaces que les méthodes explicites, progressives et fortement guidées, de transmission directe. Cela en raison de l’architecture cognitive qui est maintenant bien connue. Ainsi, les méthodes par découverte ne tiennent pas compte des limites étroites de la mémoire de travail, et la saturent, provoquant ainsi une surcharge cognitive incompatible avec un apprentissage réussi. De même, les tâtonnements successifs sont susceptibles d’induire des cheminements cognitifs erronés qui bien souvent ne sont pas corrigés et risquent de rester ancrés. Enfin, on demande aux élèves de découvrir des choses dont ils sont incapables cognitivement, n’ayant dans leur mémoire à long terme les éléments pour ce faire. Pour connaître les détails de ces avancées des sciences cognitives qui remettent sérieusement en question la doxa, voir par exemple :
- John Sweller, Les conséquences pédagogiques de la théorie psychologique évolutionniste de David C. Geary (2008)
- Lucile Chanquoy, André Tricot, John Sweller, La charge cognitive – Théorie et application (2007)
- Paul Kirschner, John Sweller, Richard E.Clark, Why Minimal Guidance During Instruction Does Not Work : An Analysis of the Failure of Constructivist, Discovery, Problem-Based, Experiential, and Inquiry-Based Teaching (2006)
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Stanislas Deheane, Les neurones de la lecture (2007)

Cette position maximaliste et caricaturale sur les données probantes n’est pas crédible à l’heure actuelle, surtout quand les résultats sur le terrain viennent les corroborer. Elle est le signe d’un métier manquant de professionnalisme : certains s’appuient sur la tradition et revendiquent les pratiques anciennes, au prétexte qu’en ces temps-là (au début du XXe siècle), les élèves réussissaient mieux sans que l’on se préoccupe du fonctionnement de leur cerveau ; d’autres n’utilisent les données probantes que lorsqu’elles soutiennent leurs croyances de départ et comme c’est rarement le cas, préfèrent jeter le discrédit dans un discours aussi fumeux que peu argumenté.

Décidément, l’enseignement est toujours une fonction immature, qui ne parvient pas à se professionnaliser. Cela persistera tant qu’il appuiera ses procédures sur une idéologie ou sur une tradition et refusera de regarder les données probantes que l’on est capable à l’heure actuelle de fournir avec beaucoup de précision. Nous sommes donc encore loin de l’Evidence based practice. Les débats autour de l’École sont depuis si longtemps un sujet polémique et politique qu’il sera difficile de changer cette nature en faisant adopter un autre point de vue, celui de l’observation scientifique, même si celle-ci sert mieux l’intérêt des élèves. Il est à déplorer également que les enseignants de terrain, que l’on ne doit pas assimiler à leurs "éducrates", aient peu (voire pas du tout) accès à ces dernières avancées scientifiques. À quoi sert donc la formation initiale et continue ?

 
 
Une réalisation LSG Conseil.