Et la créativité ? - Le point sur la recherche en sciences cognitives sur la créativité : la fin d’un mythe Imprimer Envoyer
Le débat - Antagonismes
Écrit par Françoise Appy   
Mercredi, 17 Août 2011 18:18

Et la créativité ?

Le point sur la recherche en sciences cognitives sur la créativité : la fin d’un mythe

 

Le Picador (Pablo Picasso, 8 ans)
Le Picador
(premier tableau de Picasso - 8 ans)

 

Il est un mythe extrêmement répandu dans l’opinion ; il consiste à croire que les méthodes d’enseignement par transmission directe et explicite n’ont d’autres résultats que de produire des élèves non motivés, passifs et surtout non créatifs. En corollaire, les méthodes par découverte, elles, produiraient des élèves créatifs.

La créativité est un mot à l’image extrêmement positive. Qui pourrait être hostile au développement de cette aptitude ? Les décideurs en éducation en ont fait leur maître mot, justifiant ainsi un projet qui faisait passer la transmission des connaissances et habiletés au second plan, au prétexte que celle-ci inhiberait toute aspiration créative. Mais honnêtement, étaient-ils si favorables que cela à la créativité ? Car depuis plus de 40 ans, comment ont-ils pu ne pas observer que les méthodes pédagogiques constructivistes, au lieu de former des élèves créatifs n’ont donné que des élèves ignorants, agités et incapables d’aucune production personnelle innovante, qu’elle soit artistique ou de l’ordre de la pensée.

Avant toute chose, précisons quelques points sur la notion de créativité. En premier lieu, il ne faut pas confondre créativité et chef d’œuvre artistique, méprise courante. La créativité est la capacité d'un individu à imaginer ou mettre en œuvre un concept ou un objet nouveau, ou à découvrir une solution originale à un problème. Dès lors que nous parvenons à produire une chose nouvelle, originale, indépendamment de sa qualité, alors nous sommes créatifs.

La critique des méthodes de transmission directe, supposées inhiber la créativité des élèves, ne repose sur aucune donnée probante. On n’a jamais observé ni quantifié le degré de créativité des élèves en fonction des méthodes pédagogiques suivies. En ce sens, on peut bien parler de mythe ou de croyance.

Mais heureusement, le récent développement des sciences cognitives vient apporter un éclairage susceptible de clore le débat, pour autant que les “croyants” ouvrent leurs oreilles et leurs esprits à ce type d’argument.

Avant d’en savoir plus, quelques exemples pour montrer qu’a priori l’idée selon laquelle l’acquisition de connaissances, l’entraînement, le sens de l’effort, la mémorisation inhiberaient la créativité. Imaginons le petit Joyce dans son école dirigée par les Jésuites dans les années 1890. La discipline était dure, l’enfant devait retenir des choses, s’entraîner encore et encore. Dans de telles conditions, de toute évidence, sa créativité aurait due être brisée à tout jamais. Il aurait même dû perdre toute humanité si l’on en croit certains. Néanmoins, chacun connaît l’œuvre de James Joyce et l’on peut dire que sa créativité n’a pas souffert de sa formation scolaire.

Tournons-nous vers l’Espagne et imaginons un instant le petit Pablo apprenant sur les genoux de son père. À l’âge de 12 ans, il avait mémorisé et il maîtrisait toutes les techniques traditionnelles utilisées par les artistes européens au cours des siècles. Lui aussi n’aurait jamais dû parvenir à quoi que ce soit.  Son entraînement et sa pratique intensive aurait dû tuer dans l’œuf toute velléité créative. Qui oserait dire aujourd’hui que Picasso n’a pas été créatif et cela indépendamment du jugement que l’on peut porter sur son œuvre ?

Et que dire des musiciens, des danseurs, des sportifs, des scientifiques qui passent des heures à pratiquer, à répéter, à essayer, à intégrer des connaissances ? Rostropovitch aurait-il eu la destinée artistique que l’on connaît s’il avait appris la musique par découverte, sans pratique intensive, sans acquisition, au gré de ses envies et de l’environnement ?

R. Weisberg  [1] est professeur de psychologie au College of Liberal Arts, Temple University. Ce psychologue cognitiviste s’est intéressé à la question de la pensée créative et aux processus cognitifs impliqués dans le phénomène de production de nouveautés : solutions à des problèmes, créations artistiques, théories scientifiques, inventions. Il a publié des articles étudiant les mécanismes cognitifs impliqués dans la résolution de problèmes et d’autres examinant les processus cognitifs propres à la pensée créative. Il a aussi étudié la pensée créative dans ses plus hauts niveaux, par des études de cas comme Edison, Picasso, Charlie Parker.

Tous les travaux de Weisberg parviennent à la conclusion « qu’il y a des preuves qu’une immersion profonde est nécessaire dans une discipline avant de produire quelque chose d’une grande nouveauté. » Autrement dit, l’entraînement ne tue pas la créativité, il l’engendre.

En se penchant sur le processus créatif, Weisberg a démonté l’idée du mythe de l’inconscient comme source de produits créatifs complets (Weisberg 1986, 2006). Les créations originales n’apparaissent pas ainsi subitement (sous l’effet de « bonds imaginatifs ») et dans leur état fini. Il a mis en évidence le cheminement créatif qui procède de manière continue et graduelle, en s’appuyant sur l’expérience. Cela est illustré par le test de la bougie. On donne à une personne une bougie, une boîte d’allumettes et une boîte de punaises en lui demandant de fixer la bougie au mur. La plupart des personnes essaient de fixer la bougie sur le mur ou de la coller avec de la cire fondue. La solution la plus simple consiste à utiliser la boîte comme un support de bougie et de la fixer au mur ; parce que cette méthode implique d’utiliser la boîte d’une façon nouvelle, on la considère souvent comme nécessitant une aptitude créative. Weisberg a examiné les protocoles verbaux (descriptions très détaillées des processus de pensée des sujets) et a noté que tous les sujets qui ont trouvé la solution, ont d’abord commencé par les méthodes habituelles. Quand celles-ci ont échoué, ils ont alors expérimenté d’autres options, chacune s’appuyant sur l’idée précédente. Un sujet a d’abord tenté de punaiser la bougie, puis de planter des punaises juste à côté de la bougie, puis finalement de punaiser la boîte. Cela montre que la solution est venue non pas d’un bond de créativité mais d’une extension des expériences précédentes.

En approfondissant des œuvres comme Guernica, la neuvième symphonie de Beethoven ou des découvertes comme celle de l’ADN, Weisberg montre que dans chaque cas les étapes progressives (dessins préliminaires, thèmes expérimentaux ou modèles ratés) sont identifiées comme venant d’une idée (thème ou image) et conduisant à la suivante.  Les idées qui apparaissent comme neuves ou originales émergent encore incomplètement formées du cerveau des génies : elles sont le fruit progressif d’un effort en constante  évolution.

Dans un sens, la théorie de Weisberg est que la créativité n’existe pas, tout au moins en tant que processus unique. Mais penser que la créativité n’est pas un processus unique ne signifie pas que les productions ou idées authentiquement créatives n’existent pas. La créativité peut en fait être comparée à la paille du proverbe, qui brise le dos du chameau [2]. La paille elle-même n’a rien d’extraordinaire ; le résultat extraordinaire est l’effet de la paille sur le chameau. De la même manière, la créativité pourrait, bien que composée d’un processus très ordinaire, avoir des résultats extraordinaires. La différence entre des individus plus ou moins créatifs peut être attribuée aux types de problèmes à résoudre, à l’expertise et aux expériences mises en œuvre pour résoudre les problèmes ainsi que la motivation à trouver une solution unique (Weisberg, 1993, 2006).

Ainsi, la créativité peut être améliorée de deux manières principales : en augmentant le niveau d’expertise et en augmentant l’engagement et la persévérance, c’est-à-dire en permettant à l’individu de continuer à construire quand les premières tentatives ont échoué.  En citant la règle des 10 ans  selon  laquelle les données suggèrent plusieurs années d’apprentissage et de pratique avant que des chefs-d’œuvre ne soient accomplis dans diverses disciplines, Weisberg postule que l’immersion dans une discipline est la clé d’un comportement de haute créativité. Il suggère que si nous avions accès à toutes les connaissances disponibles chez un penseur créatif, nous serions capables de voir clairement d’où viennent exactement les nouvelles idées. Dans cette perspective, une nouvelle idée peut ne pas sembler aussi neuve que cela, mais plutôt être simplement l’extension logique d’idées déjà existantes. Selon Weisberg, ce sont simplement nos connaissances limitées qui nous laissent croire qu’une idée représente un nouveau bond conceptuel.

La psychologie cognitive nous confirme donc ce que l’expérience d’enseignement en primaire révèle : la créativité a besoin de s’appuyer sur des connaissances, des expériences, une pratique intensive. Elle ne naît pas du vide. Les travaux de Sweller [3] sur la charge cognitive contribuent eux aussi à cette compréhension : pour que les informations stockées en mémoire à long terme soient manipulées, remaniées et donnent naissance à des informations nouvelles, il faut d’abord les avoir acquises durablement, donc mémorisées. Il peut s’agir d’informations telles que des connaissances, des habiletés, des expériences. Pour faire court, la créativité ne jaillit pas du néant.

L’expertise est un facteur déterminant dans la créativité. À ce propos, il faut redire toute l’importance des travaux d’Adriaan De Groot, [4] psychologue cognitiviste néerlandais bien connu pour ses travaux sur les joueurs d’échecs. Ses recherches commencèrent vers 1965 mais sont toujours d’actualité et furent confirmées par la recherche postérieure. Il voulait déterminer ce qui, sur le plan cognitif, permettait aux joueurs experts de toujours gagner contre des amateurs. L’hypothèse de départ était que les joueurs experts s’engageaient dans une recherche très profonde et complexe, considérant toutes les conséquences des multiples mouvements possibles. Il n’a pas pu confirmer cette hypothèse mais a découvert au contraire que la seule différence entre les grands maîtres et les amateurs résidait dans la mémorisation des configurations de jeu de parties ayant eu lieu. Un grand maître aux échecs ne possède pas un mystérieux talent créatif impliquant un processus cognitif complexe et spécifique. Il sait “simplement” reconnaître un très grand nombre de configurations rencontrées au cours des parties et connaît les mouvements qui y répondront de la meilleure manière. Cette habileté s’acquiert par des années de pratique intensive au cours desquelles des dizaines de milliers de configurations avec leurs déplacements sont stockées en mémoire à long terme. Les chercheurs estiment que les maîtres aux échecs peuvent reconnaître environ 50 000 configurations de parties. L’expertise est donc  entièrement dépendante du contenu de la mémoire à long terme.

Force est donc de constater que, contrairement à l’idée reçue, l’enseignement explicite et direct, par sa structure et ses ambitions, présente toutes les caractéristiques d’une méthode pédagogique propre à susciter la créativité. Les professeurs Anderson, Reder et Simon [5] de l’université Carnegie Mellon confirment eux aussi cette conclusion : «  Toutes les preuves montrent que les véritables compétences n’apparaissent qu’à l’aide d’une pratique intensive ».  En occultant aux enfants le rôle de la pratique, de la mémorisation, de l’expérience renouvelée, on les empêche d’accéder au matériau nécessaire pour maîtriser les compétences et faire preuve d’une véritable créativité.

 


[1] Voir en particulier les ouvrages suivants :
- Weisberg, R. W. (1993). Creativity: Beyond the myth of genius. New York: Freeman
- Weisberg, R. W. (2006). Creativity: Understanding innovation in problem solving, science, invention, and the arts. Hoboken, NJ: John Wiley
- Weisberg, R. W. & Reeves, L. M. Cognition: From memory to creativity. Under contract with John Wiley Publishers; expected publication 2009
- Weisberg, R. W. (1986). Creativity: Genius and other myths. New York: Freeman

[2] C'est le dernier brin de paille qui brise le dos du chameau (proverbe anglais).

[3] La charge cognitive - Théorie et application, Lucile CHANQUOY, André TRICOT, John SWELLER, Armand Colin (coll. U) , 10/2007, 293 p.

[4] Voir :
De Groot, A. D. (1965). Thought and choice in chess
De Groot, A. D., & Gobet, F. (1996). Perception and memory in chess. Assen: Van Gorcum

[5] Anderson, J. R., Reder, L.M., & Simon, H.A. (2000, Summer). Applications and Misapplications of Cognitive Psychology to Mathematics Education. Texas Educational Review.

 
 
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