De l'absurdité des compétences générales Imprimer Envoyer
Le débat - Antagonismes
Écrit par Didier Goudeseune   
Mercredi, 11 Décembre 2019 15:13

Source : Par temps clair

Didier Goudeseune

De l'absurdité des compétences générales

 

 

 

Comment en est-on venu aux aberrations que sont des compétences générales telles que « apprendre à apprendre », « résoudre un problème » ou « développer la pensée critique » ?

Ces compétences générales sont régulièrement reprises avec quelques autres et cataloguées comme compétences du XXIe siècle. Comme pas mal d’innovations, elles ne sont que des récupérations de vieilles idées qui n’ont jamais fait leurs preuves, finissent par être oubliées, mais émergent à nouveau de manière cyclique, de décennie en décennie.

 

Émile ou de l’éducation


On peut remonter à Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), écrivain et philosophe francophone pour expliquer le qualificatif d’approche romantique, que l’on accole parfois à la pédagogie constructiviste ou pédagogie de projet. Les racines se trouvent dans son roman Émile ou de l’éducation (1762) qui marque, avec le reste de son œuvre, le passage de l’idéologie des Lumières au culte romantique de la subjectivité.

Jean-Jacques Rousseau y traite de l’éducation de son héros éponyme, Émile. Émile, sous la direction d’un tuteur privé prénommé Jean-Jacques, doit devenir un « homme naturel ». Rousseau s’inspire de l’empirisme et soutient qu’Émile devrait préférentiellement apprendre par l’expérimentation et l’expérience personnelle. Rousseau cherche une forme d’éducation qui préserve la bonté naturelle innée des enfants avant qu’ils ne deviennent corrompus par le contact avec le monde.

Ainsi, le tuteur évite toute forme d’enseignement guidé et suit plutôt les intérêts et les penchants naturels d’Émile. Malgré tout, il manipule constamment les intérêts d’Émile en s’immisçant dans son environnement, en gérant soigneusement la mise en scène d’expériences « naturelles » dont Émile tire ses leçons.

Vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dans le sillage de Jean-Jacques Rousseau, les éducateurs progressistes ont cherché une nouvelle forme plus moderne de l’éducation. Celle-ci s’est insurgée contre le modèle transmissif de la pédagogie traditionnelle, centrée sur le drill et le par cœur. Cette dernière laisse peu de place à la construction du sens, en réaction face à une discipline stricte et punitive qui contrôle l’élève plus qu’elle lui donne de l’autonomie ou des occasions d’épanouissement.

Ils ont invoqué la vision de Rousseau d’une bonté naturelle des enfants et la valeur de l’apprentissage par l’expérience personnelle plutôt que par une figure d’autorité didactique. Il s’agissait d’une forme d’éducation moderne, « scientifique », qui se centre sur le sujet qu’est l’élève et considère chacun d’eux comme un individu unique.

John Dewey


John Dewey (1859-1952) est un psychologue et philosophe américain, contributeur majeur du courant pragmatiste. Il a également beaucoup écrit dans le domaine de la pédagogie. Il constitue une référence incontournable en matière d’éducation nouvelle.

Sa pédagogie, étroitement liée à un idéal démocratique, vise à donner aux élèves les moyens et le caractère nécessaires pour participer activement à la vie publique et sociale.

Pour lui, la participation des élèves est importante, il s’agit de créer des conditions obligeant l’enfant à participer activement à la construction personnalisée de ses propres problèmes. Il concourt à la mise en œuvre des méthodes qui lui permettront de les résoudre. La pédagogie de Dewey est en général considérée comme très exigeante pour l’enseignant. Pour Dewey, la fonction essentielle de l’école est d’aider l’enfant à acquérir du « caractère », une « somme d’habitudes et de vertus qui lui permettront de se réaliser pleinement ».

Pour cela, il faut utiliser au mieux le désir inné des enfants. Il se méfie d’une école basée sur la crainte et la rivalité, car elle fait perdre le sens de la communauté au profit de motivations individualistes. Si Dewey est classé au sein de l’éducation progressive, il n’appartient pas à l’école progressiste « romantique » centrée sur l’enfant et la réalisation du soi.

Grâce à Dewey, un mouvement a pris racine dans les instituts de formation des enseignants des États-Unis. Ce mouvement a rayonné dans le monde entier, inspirant d’autres philosophies éducatives similaires à mesure qu’il se répandait. Au départ, c’est à travers des écoles privées qu’ont eu lieu progressivement des expérimentations, avant d’être adoptées à des degrés divers dans les systèmes éducatifs publics.

Absence de sensibilité politique associée


Ces approches pédagogiques progressistes ne sont pas liées à une sensibilité politique particulière ou typique.

On en trouve un exemple à l’extrême droite. Dans les années 1930 en Italie, c’est le ministre de l’Éducation de Mussolini qui a poursuivi l’éducation progressiste, tandis qu’Antonio Gramsci, marxiste, a fait une critique traditionaliste. L’accent est alors mis par le fait que certains enfants ne sont tout simplement pas faits pour l’apprentissage académique.

On la trouve tout aussi bien dans des mouvances de gauche avec une insistance contre un programme riche en connaissances. Il vaut mieux selon cette optique se concentrer uniquement sur un contenu intéressant et pertinent pour chaque enfant.

 

XXe & XXIe siècle


Les éducateurs progressistes du début du XXe siècle ont souligné que l’apprentissage des connaissances, qu’ils réduisent toujours à l’apprentissage par cœur des faits, est ennuyeux et contre nature.

Les postmodernistes du début du XXIe siècle contestent la validité des connaissances traditionnelles en les considérant comme une expression d’oppression blanche, masculine et hétéronormative. Ils mettent en avant les compétences du XXIe siècle :

 

 

Quel est dès lors l’objet de l’enseignement ?

 

Avec l’explosion des nouvelles technologies de l’information et avec un regard suspicieux porté sur les connaissances pures se pose la question de l’objet de l’enseignement. Que faut-il enseigner dans les écoles, si on rejette les connaissances ?

La réponse à ce dilemme a été de mettre en avant la notion de compétences, notamment générales et parmi celles-ci, on peut citer la « résolution de problèmes », « apprendre à apprendre » ou la « pensée critique ».

Ces compétences générales ont fait le pas de l’abstraction de la connaissance. Le contenu est considéré comme interchangeable dans le développement de ces compétences. Ce qui compte n’est pas ce qui est appris dans un domaine spécifique, ce qui est important c’est comment l’apprendre, selon quelles démarches ? Ces dernières deviennent l’objet de l’enseignement.

Les pédagogues progressistes soutiennent que le développement de telles habiletés comme la pensée critique et la résolution de problèmes impliquent que les élèves apprennent à partir de leur expérience personnelle. Selon cette théorie, les élèves devraient mener leurs propres recherches et organiser leurs propres projets de recherche. Elle s’oppose à l’approche soi-disant démodée selon laquelle les enseignants se tiennent à l’avant de la classe et expliquent les contenus aux élèves.

 

Impasses

 

La recherche en psychologie cognitive a montré que les compétences étaient avant tout spécifiques à un domaine. On peut résoudre des problèmes, se montrer créatif, exercer une réflexion critique dans un domaine précis uniquement si on possède suffisamment de connaissances qui lui sont spécifiques.

Dès lors, il est simplement illusoire de vouloir enseigner des compétences génériques, des capacités autonomes, dissociées de la connaissance propre à la matière ciblée.

Une autre difficulté de l’approche progressive est qu’elle va à l’encontre du fonctionnement de la mémoire. Notamment en ce qui concerne les limites de la mémoire de travail, le principe des schémas cognitifs en mémoire à long terme ou la distinction entre connaissances primaires et connaissances secondaires.

La prise en compte de la cognition suggère que les novices, que sont les élèves, ont besoin d’apprendre de nouveaux concepts par de petites étapes discrètes. Ils ont besoin d’être guidés pour ne prêter attention qu’à quelques caractéristiques à la fois. C’est ce que propose un enseignement explicite.

Les approches qui favorisent une découverte par les élèves, la construction de connaissances et compétences dans le cadre d’un projet contextualisé, ne tiennent pas compte des limites cognitives des élèves. Cela pose de sérieux problèmes en matière d’efficacité des apprentissages.

Néanmoins, ces approches restent dominantes dans la formation des enseignants.

 

Espoirs

 

Comme l’énonce Greg Ashman — et l’entièreté de ce blog s’inscrit dans la même direction —, le meilleur espoir que nous ayons actuellement est de voir le phénomène ResearchED continuer à prendre de l’ampleur et à essaimer.

L’idée est de voir se développer des communautés d’enseignants informés par la recherche, qui prennent des initiatives, démarrent des blogs, investissent Twitter, etc. Tom Bennett, le fondateur de ResearchED parle d’ailleurs de « grassroots revolution » qui vient de l’initiative d’enseignants.

En effet, à l’opposé, il est illusoire de parier sur un changement initié par une prise de conscience au sein des instances gérant les organisations scolaires ou dans les milieux universitaires.

Il suffit de se rappeler le bilan obtenu en 1977 à travers le projet de recherche Follow Through. L’efficacité supérieure d’une forme d’enseignement explicite (Direct Instruction) a été nettement établie face aux pédagogies qui privilégient un élève acteur. Depuis les données probantes n’ont fait que s’accumuler, mais sans produire un changement manifeste de perspective dans les milieux éducatifs.

Le changement s’il a lieu se fera à travers une prise de conscience des enseignants qui prendront part au débat, se saisiront des résultats de la recherche et les implémenteront avec succès dans leurs classes. Le professionnalisme des enseignants est plus que jamais nécessaire, bâti sur une expertise informée par des données probantes. Développer les connaissances des enseignants, informer, s’informer, se former, lire la recherche, partager, échanger, communiquer est notre meilleur espoir de sortir d’impasses actuelles.

Comme le dit Dylan Wiliam, tous les enseignants n’ont pas les mêmes qualités et la qualité d’un enseignant est avant tout précieuse pour les élèves qui rencontrent des difficultés d’apprentissage.

Les pédagogies « actives » n’ont pas les moyens de leurs ambitions. Depuis le temps qu’elles sont promues en formation initiale des enseignants, elles ne se sont pas traduites en amélioration globale du résultat des élèves et ne se sont pas répandues à large échelle.

Au-delà même de leur inefficacité, elles sont inaccessibles à beaucoup d’enseignants. Elles demandent une connaissance poussée des domaines de matière considérés pour pouvoir accompagner et faciliter les inférences de tous les élèves et maintenir chacun d’eux dans sa zone proximale de développement avec un étayage personnalisé. Du coup, de nombreuses tentatives tournent au fiasco pour de nombreux élèves.

Pour qu’elles puissent fonctionner, il faudrait à la fois uniquement des enseignants hors du commun et des élèves doués. Avec des élèves moins performants et des enseignants qui vont parfois privilégier l’attrayant au signifiant, ça ne marche pas. Beaucoup d’enseignants vont tenter de masquer les différences cognitives entre les élèves, ils vont introduire des dimensions ludiques, technologiques. Le grand perdant dans l’histoire est toujours l’apprentissage.

Le plus paradoxal pour moi, en tant qu’enseignant en sciences, est que, s’il y a un domaine dans lequel l’entêtement est particulièrement développé, c’est celui des sciences. Il y a une tendance répétée à la confusion entre méthode apprentissage et démarche scientifique qui fait des dégâts.

Un exemple paradoxal est l’association La Main à la pâte en est un bel exemple perpétuant le mythe. Il s’agit d’une fondation française qui a pour objectif de développer un enseignement des sciences fondé sur l’investigation, à l’école primaire et au collège. Ils offrent donc des formations et font œuvre de prosélytisme pour des approches pédagogiques qui ne seront jamais efficaces. L’approche fonctionne probablement raisonnablement bien (selon le contenu) pour les élèves intelligents et motivés, mais elle ne fonctionne pas bien pour les élèves plus ordinaires et surtout pour les élèves en difficulté.

Mais il y a de l’espoir. La plus belle alternative pour le cours de sciences est très certainement le mouvement CogSciSci qui a émergé cette année en Angleterre et amène pour une fois véritablement les sciences cognitives au service de la classe.

On devient créatif dans un domaine où l’on possède déjà des connaissances et des stratégies. On ne peut apprendre à apprendre qu’en acquérant des stratégies dans un domaine spécifique. Par exemple, faire une synthèse en mathématiques n’a rien à voir avec le fait de rédiger une synthèse en histoire par exemple, les deux approches doivent être enseignées indépendamment. On développe des connaissances et des compétences scientifiques de façon plus efficace avec une démarche d’enseignement explicite qu’avec la démarche scientifique. On apprend à résoudre des problèmes en observant des exemples de résolution.

 

 

Bibliographie

 

- Greg Ashman, The Tragedy of Australian Education, 2018.

- John Dewey. (2019, décembre 1). Wikipédia, l’encyclopédie libre.

 
 
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